vendredi 12 février 2010

Au lycée cagnotte le baton sans la carotte

Voici ce que l'on peut lire sur le site de Mediapart :
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La colère couvait, aujourd'hui la mobilisation des enseignants s'accentue. En particulier dans l'académie de Créteil, où 56 lycées étaient en grève ce jeudi. Un mécontentement parti du lycée Adolphe-Cherrioux à Vitry-sur-Seine, dans le Val de Marne, où un adolescent de 14 ans s'est fait agressé dans l'enceinte du lycée par des jeunes venus de l'extérieur. En grève depuis une semaine, les professeurs réclament le doublement du nombre de surveillants –actuellement 11 pour 1500 élèves. Face au danger, ils brandissent leur «droit de retrait». Déjà fragilisés par les suppressions de postes –16 000 cette année– et les réformes insatisfaisantes, le corps enseignant proteste ainsi contre la dégradation des conditions de sécurité.
Mais à la rentrée, une autre mesure phare avait également provoqué une polémique: la «classe-cagnotte». Ce dispositif, mis en place dans cette même académie de Créteil, à l'initiative de Martin Hirsch, haut-commissaire à la jeunesse alloue 2000 euros à six classes de lycées professionnels. Si l'assiduité aux cours est respectée, ce capital peut grimper jusqu'à 10 000 euros en fin d'année et servir à financer un projet pédagogique. Faire entrer de l'argent dans l'enceinte du lycée? L'idée n'avait pas séduit tout le monde et l'expérimentation se fait donc à petite échelle.
Trois établissements sont concernés par le dispositif. C'est le cas du lycée professionnel Alfred-Costes de Bobigny en Seine-Saint-Denis, classé en zone prévention violence. Et qui vient d'apprendre qu'il perdra un poste et demi en lettres-histoire à la rentrée prochaine.

Six mois après, le bilan de la "classe-cagnotte" est mitigé. Si les professeurs continuent de dénoncer une «marchandisation du savoir», du côté des élèves, la motivation se délite. En particulier parce que le cadeau initial (le permis de conduire) s'est transformé en voyage culturel, à la suite d'un article paru dans Libération. Une décision de l'administration, qui n'a pas été motivée...
Mais c'est surtout l'opacité du dispositif, qui intrigue certains professeurs. Alors qu'elle enseigne dans l'une des classes concernées, c'est par voie de presse que Judith*, jeune professeur, a eu connaissance de l'expérimentation. Aujourd'hui, elle avoue ne pas toujours comprendre le calcul qui mesure l'absentéisme. «Concrètement, s'il y a des brebis galeuses dans la classe, on ne les prend pas en compte dans les statistiques.». «Et puis on leur demande juste d'être là, même pas de travailler», raille-t-elle...
De l'argent pour venir en cours, mais pas de moyens pour enseigner, dénonce la quinzaine d'enseignants récemment entrés en grève. L'envers du décor du lycée Alfred-Costes. «L'enfer du décor», disent-ils.

« L'enfer du décor »
Parce que derrière les grilles de ce lycée s'est érigé un véritable système de règles et d'obéissance, de clans et de brimades. Celui qui règne «comme un chef d'entreprise du 19e siècle», souligne Vincent*, professeur dans l'établissement depuis six ans, et qui «gère son bahut comme un père de famille», c'est Bruno Sochan, le proviseur. Le paternalisme sans les bons côtés. «Le bâton, je le donne depuis des années et ça ne marche pas» avait-il déclaré sur le post.fr à la rentrée. Alors le proviseur s'essaie à la carotte. Apparemment sans succès. En grève jeudi 4 février, la quinzaine de professeurs mobilisés était reçu mardi 9 février par le rectorat de l'académie de Créteil. Reçus pour porter leurs nombreuses doléances sur la place publique.

Anonymement, les professeurs mobilisés dénoncent des années de «dénigrement systématique», de «brimades» ou de «pression» de la part de «l'indéboulonnable» Bruno Sochan. «Ca fait dix ans qu'il est là et qu'il pourrit la vie de tous!» lance excédé Vincent*. Une situation qui s'est aggravée avec l'arrivée l'année dernière, d'une proviseur-adjointe, souligne Agathe, sa collègue de lettres-histoire, enseignante au lycée depuis huit ans.
Tout a commencé par une histoire d'emploi du temps: une mauvaise répartition entre professeurs et élèves, un suivi de classe d'une année sur l'autre non respecté... De gros dégâts administratifs qui ont entravé le bon déroulement de la rentrée en septembre. Et sapé la bonne volonté des premiers jours.

Car au lycée professionnel Alfred Costes, si l'enseignement pratique fonctionne à peu près convenablement, du côté de l'enseignement général, il n'y a aucun moyen. «L'équipe de lettre-histoire est particulièrement gâté en indigence matérielle» explique Vincent. Ces professeurs réclament un ordinateur pour huit. Refusé. Même topo pour une simple imprimante ou un vidéo-projecteur. «Un refus, qui n'est jamais motivé. C'est totalement arbitraire!» témoigne Agathe, directement concernée. En Education physique et sportive, les quatre enseignants n'ont pas d'infrastructures à disposition. Alors parfois quand il pleut, faute de salle, les élèves ne font rien... Quatre professeurs de sports, quatre demandes de mutations pour la rentrée 2010.

Des dotations à la tête du client? Pour Judith*, «le proviseur fait sa loi. Clairement, il a choisi ces cibles». A ce titre, Vincent explique d'ailleurs que «Bruno Sochan dispose de beaucoup de moyens de pressions. A chaque rentrée, il prend à part les nouveaux professeurs et leurs dit de choisir un camp». Elise*, jeune enseignante, confirme mais ne s'est «pas laissée avoir». Membre active du clan des «insurgés» comme ils se nomment, elle ne comprend pas les professeurs titulaires «qui la ferment». «Le proviseur leur graisse la patte avec des heures supplémentaires», lui explique Vincent. Et de rajouter que «les contractuels flippent pour leurs postes, alors ils ne disent rien».

«C'est plein de petites choses qui semblent dérisoires, mais qui accumulées, blessent!» poursuit Judith. Et parmi ces petites choses, ils évoquent les remarques sexistes («Vu que vous n'êtes pas très grande, vous pourriez passer sous le bureau.», lit-on sur leur tract ), les insultes, les colères injustifiées et surtout les mesures de rétorsion. Comme le gel des photocopies pour les professeurs qui n'ont pas déposé le cahier de texte de la classe dans le bureau du proviseur. «Sans photocopie, je travaille comment?» lance Judith qui rajoute: «au final, ce sont les élèves qui trinquent».

Des élèves qui à leur tour ont déposé leurs doléances. Ils réclament du «matériel, des bancs, du chauffage, mais surtout du respect». «On n'est même pas foutu d'offrir des conditions décentes et on est lycée-cagnotte?» conclue abattue, Elise.
De Bobigny à Créteil - Retour sur la mobilisation
Des menaces, des congés maladie pour dépression et un harcèlement au quotidien... Le jeudi 4 février, une minorité des enseignants du lycée Alfred Costes se mettent en grève et l'annoncent sur leur blog afin de rendre public ce que «tout le monde sait» mais «qui ne jamais change».
Un piquet de grève devant le lycée avec un seul message: «on demande juste des conditions de travail normales et dignes!» qu'ils sont allés porter au rectorat. Lequel leur accorda une audience pour le 9 février.

Une partie de la délégation a donc été reçue mardi dernier par Philippe Reymond, le directeur des ressources humaines du rectorat de l'Académie de Créteil. «L'entretien s'est très bien passée. Monsieur Reymond connaissait les grandes lignes de nos récriminations», rapporte Agathe. «Nous devrions avoir un retour d'ici les vacances de février.»
En attendant, dans l'enceinte du lycée Alfred Costes, l'ambiance est électrique. Et c'est le «silence radio du côté du proviseur» ajoute-t-elle. Après la technique du bâton et de la carotte, la politique de l'autruche?